Deville-Chabrolle Journal d'atelier (retrouvé !)

Comme le pélerin

Les jours passent à une vitesse folle.
A peine le temps de vous écrire. Avant hier, visite chez notre fondeur pour valider une patine et vérifier la ciselure du "pélerin". Hier nous avons été chercher les montages métalliques pour la présentation de "l'observateur" et du "rêve du philosophe"...
Ce matin nous remontons sur Paris pour  déterminer la place de chaque homme sur les montages et décider du nombre de tirages de ces pièces...car nous devons décicer des pièces uniques....
Pendant ce temps je ne suis pas à l'atelier et les sanguines à partir des photos n'avancent pas....mais il faut que cette expo soit prête à temps, c'est notre seule idée fixe pour le moment ...C'est notre point fixe....ça nous tient lieu pour le moment d'anti fatigue, de motivation, d'aplanisseur de doutes....

Mais j'ai décidé de partir une semaine, Marie-Hélène prend le relais . Toutes ou presque les questions artistiques ayant été réglées, au retour je prendrai mon temps ,s'il le faut, pour finir encore quelques sanguines...puisque de toutes façon les grands tirages des photos ne sont pas encore prêts....

Une semaine pour ne plus penser à rien ...écrire peut être......

Esprit et corps

C'est une sorte de lutte ouverte entre le corps et l'esprit... Mon corps me dit : "arrête tu es fatiguée" et de l'autre , mon esprit me dit :"tu as commencé le travail sur les photos des sculptures, continue...."

Alors chaque matin je traîne mon corps qui grince, qui renacle, qui réveille de nouvelles tensions, raideurs....et puis j'arrive à l'atelier et j'oublie...je travaille et je ne pense à rien d'autre....

Elles partent

Ce rêve là, c'est Jacques un ami de Serge qui l'a créé, je l'aime bien parce que pour moi il parle de départ et de solitude, c'est peut être que je ne suis pas très gaie en ce moment.....Cette grande sculpture en plâtre ici, bientôt en bronze, fait deux mètres de haut...

J'aime bien cette image parce qu'elles partent vers rien, nul bateau à l'horizon, nulle terre, elles partent... Et nous sommes comme toujours avec les sculptures dans l'ignorance

Un temps de papier

Se réinventer un passé, donc un présent....

Prendre un visage pour lui créer une mémoire, des lettres d'amours, de ruptures, de voyages....

Prendre des photographies jaunies et redonner à ce visage les cartes d'une vie qui n'est pas la sienne.

Jouer à n'en plus finir avec son propre passé, réinventé, décousu recousu, avec un fil blanc.

Avant, sur les vieilles photos en sépia femmes hommes enfants, ne souriaient pas. Ils étaient tous là, comme conscients d'être déjà du passé, c'est ce que j'aime.....Ces visages pâles, ces vêtements sévères, les petits garçons maigres et tristes, les fillettes comme des poupées de cire avec leurs robes du dimanche posant près de leur mère.. une immense tristesse émane de toutes ces photographies....

Tristesse qui se mêle aux paroles de nos mères de nos pères, eux aussi prisonniers de photos, figés pour longtemps, un temps de papier...

les miens font désormais partis de ceux là...J'ai beau regarder leur image, je n'entend plus le rire de ma mère, le tintement de ses bracelets dans la maison. La voix de mon père, s'est perdue parmi les bruits du monde.

Rangés, avec les photos des enfants petits, et des petits enfants, des amours qui ne durent jamais au delà d'une vie de papier.

Le poids des rêves

Et puis à un moment faut arrêter de rêver, le Porteur de chagrin, qui est passé à l'atelier quelques jours pour nous monter sa patine, doit repartir demain pour une escale à Paris avant les USA.
Alors il faut le soulever, l'emballer, le charger dans la voiture....

Mon Porteur de chagrin qui n'était il n'y a encore que quelques mois un rêve dans ma tête, pèse des tonnes aujourd'hui....
Je le charge avec Jérémie dans la voiture. Et là je m'aperçois que c'est mon armature à moi qui grince, tire, qui souffre. Mes rêves pèsent lourds.....

J'ai ce soir ce plomb qui pèse sur mes épaules, qui coule dans mes bras, qui se fige dans le dos, vertèbre après vertèbre. La  sale fatigue du soir qui s'installe .

Je connais le poids de mes rêves, ce sont eux qui un jour me tireront dans le ventre de la terre....

La couleur du rien

Je suis fatiguée, pour de vrai, vraiment fatiguée, je travaille mes sanguines, et les matières des fonds, et puis le soir quand je prends une photo, je reste là assise à rêvasser.

hier j'avais essayer de travailler ces pigments purs, c'est tellement beau, ces poudres toutes veloutés, et puis je me suis imaginer marcher sur un sol comme celui là..pieds nus.

A l'horizon rien . Rien que ces couleurs à l'infini,ces poudres  douces  bleues, mauves qui se soulèveraient à chaque pas en légers nuages colorés.

Je pourrai marcher longtemps et loin, dans du rien de toutes les couleurs.

Une peur de bronze

Quand on y songe c'est vraiment une vie étrange.
On rêve, on est submergé d'angoisses, d'émotions, de questions et un jour on donne forme et matière à une question qui ne faisait que tourner en soi en creusant son sillon d'angoisse...
Le temps passe et cette peur, votre peur est là soudain devant vous elle a une forme, une matière.
Elle est devenue sculpture.....

Eux

Ils étaient là eux aussi. Plus proches de moi parce qu'encore imparfaits. Encore à naître.

Ceux là, je les aime, non pas que ce soit un chef d'oeuvre, mais parce que je me retrouve en eux. Je m'y retrouve sans aucune distance, même pas celle de la volonté esthétique...Je m'y reconnais par delà tous les miroirs. Cette volonté de dépouillement, d'ôter de soi tout ce qui serait apparence, image de soi, image que les autres vous collent, se retrouver dans son humilité d'être humain, dérisoire et vivant, démuni et existant....quand même

Elle et moi

Alors quand les fondeurs ont fini de la faire belle, de la ciseler et de l'habiller de couleurs, quand Xavier le photographe la caresse de ses lumières ...ça fait ça.

Et moi je la ne la sens plus à moi, elle devient une oeuvre.  Bonne ou mauvaise mais une oeuvre. Nos chemins se séparent... Elle va vivre sa vie d'oeuvre pour vous , elle va essayer de vous séduire, se préter à vos regards....

moi je retourne à mon atelier, j'ai du travail et j'aime pas être dans la lumière. il y a ses petites soeurs de terre qui m'attendent .....

féminin pluriel

Etre plurielle et de là ...singulière , bien sûr...

Tout l'arbre des possibles en nous, on s'y perd quelque fois, les autres aussi... souvent. Et pourtant, tant d'efforts pour maintenir sa propre cohérence, son intégrité, en dépit  de tout.

Trop nombreuses en soi .